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Interview d’Eric DUBESSET (Centre Montesquieu de Recherches Politiques)

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Aquisuds : malgré l’image de macho souvent associée à l’Amérique latine, on s’aperçoit que les femmes chefs d’Etat y sont plus nombreuses qu’on ne le pense: Comment expliquer cet te féminisation de l’exercice du pouvoir ?

Eric DUBESSET : depuis les années 1970, une douzaine de femmes est parvenue, par la voie des urnes, à la tête d’un Etat d’Amérique latine et de la Caraïbe: l’Argentine Isabel Martinez, veuve du Général Perón, de 1974 à 1976; la Bolivienne Lidia Gueiler investie par le Parlement en 1979 et renversée l’année suivante; la Nicaraguayenne Violeta Chamorro (1990-1997), l’Haïtienne Ertha Pascale Trouillot (1990-1991), l’Equatorienne Rosalia Arteaga qui, après la destitution du président Abdala Bucaram ne resta que six jours à la tête de son pays, du 7 au 12 février 1997 ; la Panaméenne Mireya Moscoso (1999-2004); enfin, Janet Jagan a été élue présidente du Guyana en 1997 avant de démissionner en 1999. Plus récemment, ce sont, Michelle Bachelet (2006-2010) au Chili, et les trois présidentes en exercice actuellement en 2013 : Cristina Kirchner, depuis 2007 en Argentine ; Laura Chinchilla, depuis 2010 au Costa Rica et Dilma Roussef depuis 2011 au Brésil, qui ont remporté les élections présidentielles au suffrage universel.

C’est sans compter, par ailleurs, sur les femmes ayant accédé à la tête d’un gouvernement, comme ce fut le cas de la démocrate américaine Sila Calderón, Gouverneure générale de Puerto Rico entre 2001 et 2005, et de celles occupant, dans les régimes monarchiques anglo-caribéens, la fonction de Premier ministre : la Jamaïcaine
Portia Simpson-Miller élue en 2006 par des délégués du People’s National Party, la Bermudienne Paula Cox (2010-2012),ou encore la Trinidadienne Kamla Persad-Bissessar depuis 2010. Dans tous ces pays, la féminisation de la vie politique est une réalité.Elle est liée d’une part au passage à la démocratie représentative puis, d’autre part, à l’émergence de mouvements féministes qui ont réussi à imposer tant bien que mal la question de la parité dans le débat politique.

Aquisuds : Concrètement, comment ont-elles conquis le pouvoir ?

Eric DUBESSET : à l’instar d’Hillary vis-à-vis de Bill Clinton aux Etats-Unis, plusieurs d’entre elles, comme Isabel Martinez, Mireya Moscoso, Janet Jagan ou Cristina Kirchner, sont arrivées au pouvoir en bénéficiant de l’influence politique de leur mari. Elles se sont ensuite dotées d’une légitimité propre et d’un capital politique suffisant leur permettant de s’imposer seules. D’autres ont aussi su profiter de leur condition de femme pour être élues. Ainsi en 2006, Michelle Bachelet a recueilli 53,5% des voix féminines, alors que Ricardo Lagos,
issu de la même mouvance politique, n’en obtenait que 45,3% lors des élections de 1999. En 2010, Laura Chinchilla a obtenu un vote féminin de 10% supérieur à celui des hommes.

C’est aussi la méfiance grandissante à l’égard des hommes politiques, et de leur gestion souvent considérée comme outrancièrement personnaliste, paternaliste et patrimonialiste du pouvoir, qui a largement contribué à leurs succès électoraux. Les crises économiques à répétition, la corruption endémique et la montée de l’insécurité et de la violence ont nourri un sentiment général de désenchantement démocratique qui a pu profiter à des femmes dont on reconnait plus facilement aujourd’hui les qualités professionnelles et managériales. Car tout autant qualifiées et diplômées que leurs homologues masculins, elles se sont aussi souvent formées au contact de leur mentor, en occupant de hauts postes dans l’Administration ou dans le monde des affaires ou bien encore en gérant des portefeuilles ministériels, avant d’accéder à la Magistrature suprême. Dilma Roussef a fait ses premières armes aux côtés de son très populaire prédécesseur Lula Da Silva et Laura Chinchilla auprès du Président nobélisé Oscar Arias.

Aquisuds : Cette vague de présidentes a-t-elle donné lieu à des changements significatifs ?

Eric DUBESSET : pas nécessairement. Dans certains pays, l’influence de ces dirigeantes reste limitée. Il y a plusieurs raisons possibles à cela. Soit qu’elles n’ont pas véritablement pris en considération les demandes de ce groupe social dont elles font pourtant partie, soit qu’elles ont butté sur des blocages de divers ordres. En raison de leur appartenance à un parti politique dont elles sont censées appliquer le programme indépendamment de leur condition féminine, leur présence à la présidence, et leur augmentation au sein des parlements, ne se sont pas traduites par des mesures spécifiques en faveur des droits des femmes. En outre, la forte influence catholique est à l’origine du maintien d’un certain conservatisme social. Au Chili par exemple, l’IVG et la pilule du lendemain restent strictement interdites à cause notamment de l’opposition de l’Eglise.Enfin, malgré la modernisation des sociétés latino-américaines, l’image féminine de la mère, nourricière et protectrice, régulièrement projetée sur l’espace politique, perdure un peu partout et peine à faire reculer le machisme ambiant. Il reste donc beaucoup de progrès à faire en la matière, ce qui conduit à relativiser l’ampleur de ce phénomène.

Aquisuds : La féminisation de l’exercice du pouvoir est-elle limitée à
la présidence et est-elle inscrite dans la durée ?

Eric DUBESSET : en tant que symptôme agissant de l’amélioration de la démocratie latino-américaine, la féminisation de la vie politique s’étend aussi aux parlements. Le taux de représentation des femmes dans les assemblées est souvent élevé en Amérique latine : il est par exemple de 38,6% au Costa Rica, de 36,2% en Argentine, ou de 22,4% au Mexique, contre 18 % environ en France. Au total, pour l’ensemble du sous-continent, la proportion des femmes aux fonctions législatives était de 21,6% en 2008 contre 13% en 2000.
Cette évolution tient avant tout à la mise en oeuvre de quotas en politique. L’Argentine a été pionnière en la matière. En 1991, une loi établissant une présence féminine d’au moins 30% y a été votée, faisant progresser rapidement leur représentation de 5,8% en 1991 à 27,6% en 1998. Le Costa Rica, l’Equateur et le Mexique leur accordent de plus en plus de place au sein de l’appareil législatif. Le Brésil, quant à lui, reste un peu à la traîne tant l’efficacité du quota est limitée et sa mise en place artificielle. Qui plus est, l’action des lobbys féministes et le débat sur la parité n’y ont rencontré à ce jour que très peu d’écho.

La féminisation de l’exercice du pouvoir se vérifie également à l’échelon municipal. La présence accrue des femmes dans la vie politique en fait aujourd’hui de véritables acteurs stratégiques de la vie locale dans les domaines suivants : exécutif municipal, personnel fonctionnaire des mairies, militante au sein de partis traditionnels, membre d’organisations sociales et de commissions de défense des droits des femmes. Les Bahamas, la Dominique, le Guyana, le Nicaragua, Trinidad-et-Tobago sont les Etats grands-caribéens qui enregistrent les plus forts pourcentages de femmes élues au siège de maire (au-dessus de 20%). Au Belize, au Honduras, à la Jamaïque et au Panama, ces taux avoisinent les 10%. Cette situation observable dans l’ensemble de la région s’inscrit dans le contexte actuel de décentralisation politique. La municipalisation des responsabilités a ouvert aux femmes un espace de participation citoyenne effective dans les affaires locales, en même temps qu’elle a renforcé durablement leur visibilité.

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